" Bonjour Mademoiselle Ratch. "
" Bonjour monsieur. "
Six ans s'étaient écoulés. La petite Erine était devenue une belle jeune fille à l'allure noble et aux courbes gracieuses et légères. Ses cheveux noirs soyeux, longs jusqu'à mi-dos, se balançaient magnifiquement à chacun de ses pas, et ses yeux reflétaient la pureté du bleu du ciel. Aujourd'hui, elle avait eu envie de se promener dans Valkia, le village au nord de Centos, et de faire un peu de lèche-vitrine. Certes, cela ne servait à rien puisque son père faisait venir des couturiers de toute la région, mais elle avait simplement envie de se comporter comme n'importe qui.
" Bonjour Madame Ratch. " dit un petit garçon.
" Mademoiselle ! " le reprit sa mère à voix basse en le tirant par le bras.
" Ce n'est rien, madame. " dit Erine en se penchant vers l'enfant, " Bonjour mon petit, tu vas bien ? "
Le petit ne répondit pas. Lorsqu'il ouvrit la bouche, une seconde plus tard, ce ne fut que pour dire d'un ton admiratif :
" Oh... vous êtes belle. "
" Henry ! " s'offusqua sa mère, " Veuillez l'excuser, Mademoiselle Ratch. " pria-t-elle Erine en s'inclinant. Puis, à l'adresse de son enfant, " Viens ! "
Erine avait le teint légèrement rose. Après tout, un compliment est un compliment, quel que soit celui qui le dit. Elle reprit sa promenade. Ses pas la menèrent vers la place centrale où s'élevait la statue en marbre blanc de Valkia la Grande, la valkyrie au bec et aux ailes de faucon, la protectrice de la paix. Sur le piédestal qui portait la statue, on pouvait lire en lettres de bronze : « En l'honneur de Valkia à la vue perçante, détentrice de la sagesse infinie, membre du trio des Créateurs. »
Erine s'inclina devant l'image inerte de la femme-faucon puis reprit sa marche vers chez elle. Elle se sentait fatiguée par cette promenade, elle voulait se reposer. Elle s'assit finalement sur le rebord de la grande fontaine, érigée dans la partie Est du village. Si elle voulait rentrer au manoir, il fallait d'abord qu’elle fasse une petite pause. Elle regarda distraitement son reflet dans l'eau limpide du bassin. Etait-elle si jolie que ça ? Elle se trouvait plutôt banale...
Elle commença à déformer ses traits avec ses mains, à faire des grimace à son image, à se tirer la langue à elle-même. Cela la faisait rire. Toute grande personne qu'elle fut, elle était restée très espiègle. Soudain, elle entendit dans son dos une voix inconnue, une voix masculine et amusée :
" Pas mal. Et celle-là, tu la connais ? "
Erine se retourna et eut un mouvement de recul : l'individu qui se tenait derrière elle avait tiré son nez vers le haut, ce qui faisait ressembler ledit nez à un groin de cochon. C'était un jeune homme aux cheveux sombres et longs jusqu'aux épaules. Il portait un grand manteau noir qui descendait jusqu'à ses cuisses, un haut de toile bleue et un pantalon de même couleur. L'étranger relâcha sa prise et ses traits redevinrent jeunes et beaux.
" Salut Erine, comment ça va ? "
La jeune fille était abasourdie : jamais personne à son souvenir ne lui avait déjà parlé comme ça, avec tant de désinvolture, pas même son propre père.
" Euh... bien, merci... " dit-elle quelque peu décontenancée par l'attitude familière et le sourire sans gène du garçon, " Vous êtes ? "
" Allons Erine, ne me dis pas que tu ne te souviens déjà plus de moi ! " railla son interlocuteur.
La jeune fille ne répondit pas. Elle ne voulait pas se montrer vexante. Le jeune homme soupira bruyamment puis, mettant une main sur sa taille et agitant l'index de son autre main dans le vide, il ordonna :
" T'as pas le droit de la tuer ! T'es vraiment qu'une sale petite fille ! "
Puis, plaçant sa seconde main sur son côté, bombant le torse d'un air fier, il se répondit à lui-même d'une voix aigüe en accompagnant ses paroles de dandinements de taille :
" Je ne suis pas une sale petite fille, je m'appelle Erine ! E-RI-NE ! "
Son attitude lui donnait un air pathétique, pitoyable et comique. Erine riait le plus silencieusement possible pour éviter que l'inconnu ne se sente blessé de son amusement. Car il l'amusait. Il l'amusait autant qu'il l'intriguait.
Elle eut un hoquet de surprise : un déclic venait de se faire dans sa mémoire, elle se souvenait de tout.
" Oh, mais vous êtes... vous êtes... le garçon aux chiots ! "
" Exact, petite princesse. " répondit-il le visage illuminé d'un sourire joyeux.
Erine ne se sentait plus du tout gênée par la familiarité du jeune garçon. Elle l'avait rencontré il y a longtemps et il l'avait, pour ainsi dire, secouru. Il s'inclina légèrement vers elle.
" Je ne me souviens pas t'avoir donné mon nom : je m'appelle Lubio. "
" Loubio ? " essaya la jeune demoiselle.
" Non, Lubio. Luuubio. " corrigea ce dernier.
" Luubio. " articula Erine.
" Voila, c'est ça ! "
Le dénommé sautillait de joie. Ses pitreries plaisaient tant à Erine qu'elle riait maintenant ouvertement. Jamais personne n'avait eu l'audace de se comporter si négligemment avec la fille de l'homme auquel les maires des villages demandaient conseil : elle regretta de ne jamais avoir ressenti cette si agréable sensation auparavant.
" Bien, " dit Lubio après qu'elle eut fini de rire, " cela t'ennuierait-il que nous allions ailleurs ? Je n'aime pas beaucoup qu'on me regarde comme ça. " ajouta-t-il en montrant du doigt le vide par dessus son épaule.
La jeune fille regarda tout autour d'elle : tous les passants s'étaient arrêtés et les observaient en silence. Mais - et c'est cela qui la surprit - ce n'était pas elle le centre d'attention, pour une fois : tous regardaient le garçon, certains d'un air indigné, d'autres avec dégoût, et pourtant il continuait de sourire en ignorant totalement cette foule hostile, comme s'il avait l'habitude de recevoir ce genre d'accueil.
" Je rentrais justement chez moi. Souhaitez-vous me raccompagner ? "
" Tout ce que tu désires, si tu cesses de me vouvoyer. " répondit Lubio avec entrain.
Ils passèrent près du petit bosquet situé à mi-chemin entre Valkia et le manoir. Ils discutaient de tout et de rien, comme des enfants qui viendraient de se rencontrer, comme des adultes amis depuis l'enfance. Bien que la vitesse à laquelle tout ceci venait de s'enchainer était pour elle trop rapide, et malgré le franc-parler du garçon, Erine goûtait avec délice la discussion car Lubio lui parlait comme à une égale, comme à une camarade, et se fichait des règles de bienséance qui avaient jusqu'alors régi la vie de la jeune fille. Il allait même jusqu'à la taquiner - il avait avoué le faire exprès - en l'appelant « petite princesse », surnom qu'Erine détestait déjà. Elle ne savait pas pourquoi, mais il y avait chez son interlocuteur quelque chose qu'elle admirait, qui la charmait. Etait-ce simplement le fait d'être considérée pour elle-même qu'elle appréciait ? Etait-ce parce que Lubio l'écoutait qu'elle aimait parler avec lui ? Quoiqu'il en soit, une fois arrivée devant le manoir, elle lui avoua :
" Nous y voila. Quel dommage, le temps m'a paru passer si vite... je souhaiterai tant que l'on se revoit. "
" Qu'à cela ne tienne, quand veux-tu me revoir ? "
" Oh ! C'est vrai ? Tu veux bien qu'on se revoit ? "
" Pourquoi ne le voudrais-je pas ? " demanda le garçon d'un air amusé, " Parce que ton père est « Monsieur Daniel Ratch » ? Parce que tu appartiens à « la haute société » ? Pff, c'est bien mal me connaître, petite princesse. Alors, pour ta peine, je reviendrai te voir jusqu'à ce que tu me connaisses par coeur. "
Erine était à cet instant si heureuse qu'elle aurait voulu le crier à toute la vallée. Enfin, elle n'était plus seule ! Enfin, elle avait quelqu'un, rein que pour elle, et qui la voyait en tant qu'Erine et non pas en tant que fille du Marquis de la colline !
Elle attrapa la main gauche de Lubio et la plaqua entre les siennes, moins pour le remercier que pour s'assurer qu'il était bien réel, que ce n'était pas un rêve.
" Alors, amis ? " demanda-t-elle les yeux brillants.
Le garçon plaça son autre main sur les siennes et sourit.
" Depuis six ans déjà, et pour tout ce que cela implique. "
" Qu'est-ce que tu veux dire ? "
" Hé bien, si jamais un jour, ou une nuit, tu as un problème, je serai prêt à t'aider. Tu n’auras qu'à passer me voir. Tu te souviens ? Ma maison se situe vers Centos, un peu après le village, dans la plaine. "
Ils discutèrent encore un peu, jusqu'à ce que le soleil commence à décliner dans le ciel qui s'assombrissait, puis ils se séparèrent.
Cinq mois passèrent. Lubio multiplia ses visites, passant parfois même toute la journée au côté d'Erine, sans jamais sembler s'en lasser. Chaque jour, elle l'attendait. Mais parfois, il ne venait pas. Ses visites ravissaient la jeune fille qui avait trouvé en lui l'ami qu'elle n'avait jamais eu, et qui se sentait plus proche de lui à chaque instant. Il connaissait sa vie et elle connaissait quelques bribes de la sienne : qui aurait pu affirmer qu'il y avait à peine cent cinquante jour, elle ne se souvenait plus de son existence ?
Erine s'accouda au balcon de sa chambre et tourna son regard vers le ciel. Comment allait-il apparaître cette fois ?
Elle se souvint avec amusement de la façon dont il était arrivé à certaines de leurs rencontres : il s'arrangeait toujours pour la surprendre, se laissant tomber d'un arbre dans Minos, feuilletant négligemment le livre qu'elle désirait dans la bibliothèque de Valkia. Un jour même, il était venu sonner à sa porte de chez elle alors qu'elle venait tout juste de se lever. Certes, cela n'avait rien d'extraordinaire - pour une personne vivant normalement - mais jamais Erine ne s'y serait attendu.
Un nuage passa devant le soleil. Les villageois ne voyaient pas cette relation d'un très bon oeil. Non, d'ailleurs personne ne s'en réjouissait, pas même ses domestiques. Seul le portier, qui avait trouvé le garçon poli et sympathique - il ignorait visiblement de qui il s'agissait -, ne le regardais pas comme un pestiféré bien qu'il restait à distance respectable de Lubio.
Les yeux d'Erine s'assombrirent : elle s'inquiétait de la façon dont son père jugerait sa relation avec « le garçon de la maison isolée ». Elle avait interdit à ses gens de lui en parler, mais s'il l'apprenait quand même ? S'il l'interdisait de le revoir ? Elle ne supporterait pas de le perdre, cet ami auquel elle pensait sans cesse avec une étrange sensation au ventre et au coeur.
La voix de Lubio la sortit de ses rêveries :
" Salut princesse ! Alors, il est où le pique-nique ? "
Elle regarda vers la gauche et aperçut le garçon, agrippé à la rambarde de pierre, suspendu au-dessus de la corde tressée se balançait jusqu'au sol, dans ces trois mètres de vide.
Le garçon ricana, l'air gêné.
" Aah... 'suis coincé. Tu peux m'aider ? "
Amusée, elle tendit sa main fine vers la sienne. Elle sentit sa poigne, chaude et légère : avait-il vraiment besoin d'aide ou était-ce juste un prétexte pour la prendre par la main ?
" Aaaah.... " soupira Lubio, allongé sur l'herbe fraîche, " c'que c'était bon. "
" Oui, " affirma Erine, elle aussi couchée face au ciel, " tu as vraiment eu l'air d'apprécier. Surtout lorsque tu as mangé trois parts de gâteau. "
Le garçon rit, gêné, puis ils restèrent silencieux.
Elle aimait ces moments de calme, à regarder en silence les nuages, à côté de lui. D'ailleurs, elle aimait faire n'importe quoi tant que c'était avec lui.
Elle s'étira et sa main effleura celle du garçon, son coeur manqua un battement. Elle s'assit et se tourna vers lui : il avait les paupières closes et souriait, heureux comme un enfant qui découvrait la chaleur du soleil.
Elle ne pouvait plus attendre. Elle devait lui poser cette question, cette question qui lui brûlait les lèvres depuis des jours, depuis qu'elle avait compris la raison pour laquelle son coeur battait plus vite lorsqu'il était là. Cette question qu'elle voulait lui poser aujourd'hui, cette question pour laquelle elle l'avait appâté avec un pique-nique - car Lubio venait toujours lorsqu' Erine lui proposait à manger; c'était la seule façon que la jeune fille connaissait pour s'assurer de sa venue -. Elle devait le faire tant que la situation s'y prêtait, tant qu'elle en avait le courage.
" Lubio... ? " fit-elle timidement.
" Mmmh ? " répondit-il sans rouvrir les yeux.
Erine sentait son visage s'empourprer.
" Qu'est-ce que... tu penses de moi ? "
Lubio sortit de sa rêverie, se redressa et dit d'un sourire amusé :
" T'es une fille géniale, Erine ! "
" Non, je veux dire... est-ce que tu ressens quelque chose pour moi ? Quelque chose, là. " ajouta-t-elle en posant sa main droite sur son coeur.
Le sourire du garçon s'effaça. Son visage s'emplit de stupeur et de tristesse. Il ne répondit rien.
" Parce que moi... " avoua-t-elle en se rapprochant peu à peu de lui, " je ressens quelque chose... pour toi... quelque chose que je n'avais jamais ressenti avant, pour personne. "
Elle prit sa main droite entre les siennes, doucement, tendrement, et la caressa.
" En fait, " continua-t-elle d'une voix nerveuse, " je ne sais pas comment expliquer ce sentiment. Je ne sais pas comment je le ressens, mais c'est toujours avec toi... Je me sens si bête... "
Lubio continuait de masquer son coeur dans le silence. Alors Erine posa sa main droite sur la joue du garçon et, se penchant vers lui, rapprocha son visage du sien. Lui ne bougeait pas, comme paralysé par la peur intense qu'il ressentait à cet instant. Leurs lèvres étaient si proches qu'ils sentaient chacun le souffle de l'autre. Le coeur battant la chamade, Erine ferma les yeux, comme pour pouvoir se souvenir à jamais de ce moment, et leurs lèvres s'unirent.
De longues secondes plus tard, la jeune fille se redressa, goûtant sur ses lèvres la douceur de celles de son amant. Elle regarda alors le garçon et s'aperçut qu'il pleurait en silence, touchant sa bouche du bout de ses doigts. Erine sentit son coeur se serrer.
" Lubio ? " demanda-t-elle, inquiète.
Sans un mot, la tête basse, il se leva. Il fit quelques pas vers le bas de la colline puis se retourna et dit d'une voix qui trahissait son émotion :
" Je dois rentrer... j'ai oublié de nourrir les chiens... "
" Lubio... " supplia-t-elle, " restes... s'il te plait... "
Mais il s'enfuyait déjà, marchant d'un pas rapide, sans se retourner.
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