< Au tout début du monde, la paix régnait sur la terre. Les êtres vivants grandissaient les uns avec les autres, jouant, mangeant et s'ébattant selon leur humeur. L'équilibre était parfait entre les créatures. Ils étaient dans cet unique but : Valkia la Grande, Minos le Fort, Centos le Puissant.
Lorsqu'un conflit éclatait, lorsqu'une catastrophe menaçait, Valkia les repérait de son regard perçant et prévenait ses comparses de la situation. Tous trois se rendaient alors sur place et, tandis que Centos protégeaient les faibles, Minos, dont la hache pouvait trancher les montagnes, repoussait la menace. Et, lorsque fautifs il y avait, la juge céleste les punissait avec sagesse et parcimonie.
Telles étaient leurs vies : Centos galopait à travers les plaines, défendant les plus faibles créatures de la nature; Minos gravissait les plus hautes montagnes, anéantissant les avalanches et autres éboulements; Valkia traversait les cieux, veillant sur la paix et l'entente entre les espèces.
Les Trois Grands, ainsi nommés par toutes les créatures, étaient aimés et admirés pour leur vaillance et leur bienveillance. Mais au plus profond des forêts, à l'abri du regard de Valkia, une espèce malfaisante par nature complotait pour la perte des protecteurs. Elle voulait pouvoir conquérir les autres terres, dominer les autres êtres et se repaître de leur chair et de leur sang. Ces démons aux yeux jaunes et aux noirs desseins s'étaient donné le nom de Loups.
Après des dizaines d'années passées à se multiplier dans l'ombre, ils décidèrent de défier les Trois Grands. Un émissaire fût alors envoyé dans la plaine où il massacra froidement une famille de lapins. Immédiatement, Valkia, Minos et Centos arrivèrent et encerclèrent l'assassin. Celui-ci hurla longuement, effroyablement, avant que Minos ne prenne sa vie.
Valkia observa calmement l'horizon forestière et avertit ses compagnons d'un danger imminent. Ayant repéré une colline près du lieu où s'était déroulée la tuerie, Centos se précipita au sommet et, comme Valkia, scruta les alentours : de partout, la lisière de l'immense forêt crachait des formes sombres par centaines.
Il redescendit près de ses compagnons et sortit des fourreaux attachés sur ses flancs ses deux longues épées d'argent. Valkia empoigna dans ses serres ses dagues. Minos se pencha en avant, les cornes pointées vers l'ennemi menaçant.
Les loups s'imposaient au grand jour. Ils étaient déjà des milliers et d'autres encore arrivaient, mais les Trois Grands ne reculèrent pas : ils avaient le devoir de protéger ce monde et tous ceux qui croyaient en eux.
Le combat s'engagea. En quelques secondes, les corps inertes des assaillants se comptaient par dizaines, submergés par ceux des autres attaquants qui pliaient devant la puissance des protecteurs.
L'affrontement dura trois jours et trois nuits. Au matin du quatrième jour, la plaine entière était couverte des cadavres puants des bêtes de l'ombre. Les Trois Grands, mortellement blessés, fouillaient entre les corps à la recherche de survivants à achever.
Une fois assurés que le Mal était vaincu, ils s'écroulèrent l'un après l'autre.
Valkia : " Le Mal est aujourd'hui vaincu, mais il renaîtra un jour. A vous, nos descendants, nous vous cédons la tâche de le combattre tel que nous l'avons fait au prix de nos vies. "
Centos : " A vous, nos descendants, je vous lègue corps et courage. Que votre buste soit droit et fier face au danger. "
Minos : " A vous, nos descendants, je vous lègue puissance et vertu. Que vos jambes soient fortes et vos bras solides. "
Valkia : " A vous, nos descendants, je vous lègue sagesse et connaissance. Que votre tête soit pleine et votre jugement impartial. "
Puis les âmes des trois héros quittèrent leurs enveloppes de chair et fusionnèrent. De la Lumière jaillit alors une multitude d'étoiles, se dispersant à travers le monde, faisant de partout surgir du sol les tous premiers Hommes. >
Il referma le livre et le reposa sans bruit sur l'étagère en bois : il en avait assez lu. De plus, il ne fallait pas qu'il oublie pourquoi il était là, en secret, à fouiller à gauche et à droite.
Il finit d'examiner chaque livre de la petite bibliothèque personnelle du Marquis. Rien. Il se tourna alors vers son bureau et en vida les tiroirs, prenant soin de classer chaque élément afin de le remettre, plus tard, à l'endroit exact d'où il l'avait retiré.
Tout en fouillant les papiers, il repensa à ce qu'il venait de lire : « La Création et les Trois Grands ». Ainsi, c'était ça que les habitants vénéraient dans la Tanja de Centos, chaque mois. C'était en ça qu'ils croyaient... qu'elle croyait. Mais comment pouvait-elle être bernée par ce conte pour enfant, elle si intelligente, si sage, si pleine d'esprit ? Comment osaient-ils faire de sa vie un mensonge !?
Il commençait à fulminer mais se calma aussitôt : « faire de sa vie un mensonge », n'était-ce pas ce qu'il faisait lui-même ?
Oui, mais lui, c'était différent ! C'était pour la protéger, pas pour l'emplir de haine !
Le cours de ses pensées s'arrêta net : il avait enfin trouvé ce qu'il cherchait. Il examina le papier et nota mentalement la période propice à leur plan, puis il rangea tout et sortit par la porte, la revérouillant de l'extérieur et replaçant la clé sous le faux petit palmier de droite.
Il se dirigea alors vers la grande porte, située à l'autre bout du bâtiment, comptant ressortir comme il était entré : en se faisant passer pour un invité. Mais lorsqu'il tourna à l'angle du couloir qui menait à l'entrée, il eut un sursaut et fit un bond sur le côté pour se dissimuler derrière le coin. Tout là-bas, à l'autre bout du couloir, une personne se tenait debout sans bouger. Et si elle le voyait, cette personne saurait que c'était un intrus, car tous les invités se trouvaient attablés dans la salle des fêtes.
Il attendit, observant l'être qui, par sa seule présence, avait ruiné son plan si minutieusement préparé. Il le vit alors venir dans sa direction.
Maudissant le sort, il rebroussa rapidement chemin à pas feutrés. Il entendait derrière lui la personne se mettre à courir. L'avait-elle vu ? Il ne pouvait pas s'arrêter, et l'autre couloir était si loin... Il fallait qu'il se cache. Oui, mais où ? Il n'y avait aucun recoin, les murs étaient tous lisses et droits. Sa seule chance était cette porte, à mi-chemin, qui se dressait sur sa droite.
Derrière lui, les pas se rapprochaient. Il n'avait plus le temps d'être discret. Il s'élança vers la poignée dorée et la tourne : quelle chance ! La porte n'était pas verrouillée !
Il n'avait pas le temps de se réjouir. Il ouvrit la porte, entra en trombe et la referma sans bruit. Puis il bondit dans un coin sombre de la pièce et, le coeur battant la chamade, attendit dans sa cachette.
Cinq secondes passèrent, puis dix, puis vingt, et toujours rien : il restait seul dans la pièce, avec les fauteuils et le lit à baldaquin. Certain que la personne était partie, il avisa une porte-fenêtre sur sa gauche et la choisit comme sortie.
Il s'approcha, déverrouilla le loquet et abaissa la poignée.
Mais alors qu'il s'apprêtait à sortir, il s'arrêta net : derrière lui, la poignée dorée venait de tourner.
" Comme je m'ennuie... "
Combien de fois s'était-elle répété cette phrase, elle n'aurait pu le dire avec certitude. Elle désespérait de ne voir approcher la fin de ce dîner, cet éternel dîner mondain organisé par son père. Pourquoi devait-il être aussi riche ? Pourquoi ne voulait-il pas qu'elle puisse s'y soustraire ? Pourquoi devait-elle toujours sourire, rire des plaisanteries des invités, être une parfaite petite poupée sans la moindre opinion ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi : elle ne cessait de se répéter ce mot. Pourquoi chaque fois qu'il y avait une fête, un dîner, une réunion entre riches et puissants, pourquoi son père lui forçait la compagnie de ces jeunes orgueilleux, ces fils-à-papa, ces enfants gâtés jetant de la poudre aux yeux à tout-va ?
Le brouhaha des discussions lui frappait les tympans, ses questions lui donnaient mal à la tête, elle se sentait défaillir. Elle se tourna vers son père et lui murmura :
" Père, je n'en peux plus, je vais me retirer. "
" Pas maintenant ma fille. " répondit-il en lui agrippant l'épaule. " Tu ne peux pas. Je ne t'ai pas encore présentée au fils du Duc... "
" Non père, je ne pourrai pas... je n'en aurai pas la force... j'ai si mal... "
Des larmes naquirent dans ses yeux. Le regard de son père la rendait coupable. Ce regard de reproche et de déception qui semblait lui crier : " Alors toi aussi, tu m'abandonnes ? "
Son père la lâcha et, affichant un grand sourire, il se leva et tapota son verre pour réclamer le silence.
" Très chers convives, je suis navré d'interrompre votre repas, mais votre hôtesse est quelque peu fatiguée par cette soirée de festivités et va donc se retirer. Je vous prie de lui excuser cette impolitesse et vous souhaite, de sa part, une joyeuse continuation et une excellente nuit. "
Elle se leva, la tête basse, et se dirigea vers la grande porte qui trônait à l'autre bout de l'immense table. Les invités la suivaient du regard, guettant le moindre de ses faux-pas. Elle les voyait du coin de l'oeil lui jeter des regards mauvais et jaloux. Elle les entendait murmurer sur son passage. Elle avait honte, honte d'elle, alors qu'elle n'était en rien fautive.
Elle atteignit enfin la porte. Son voyage de quelques mètres lui avait paru durer des heures. Le serviteur fit pivoter le lourd panneau de bois sculpté, elle se retourna vers son père : il était en pleine discussion avec son voisin de gauche. Il avait l'air d'éviter de la regarder, elle, sa fille, ainsi que la place vide que son départ avait laissé à la droite de son siège.
Elle passa l'arche, le serviteur referma derrière elle. Elle se retrouva seule, dans ce couloir au tapis rouge et or, aux murs couverts de portraits, aux lustres de cristal pendus. Mais elle ne se sentit pas plus seule à cet instant que lorsqu'elle était au côté de son père.
Elle se dirigea machinalement vers sa chambre, sans quitter le tapis flamboyant des yeux. Pourquoi cela lui arrivait-il à elle ? Pourquoi ne pouvait-elle pas être juste elle-même ? Pourquoi... pourquoi ?
Des larmes brouillèrent son regard.
Pourquoi son père était-il comme ça ? Pourquoi lui obligeait-il tout cela ? Pourquoi ne voulait-il pas la laisser vivre ?
" Pourquoi ne veut-il pas reconnaître que maman est morte ? Pourquoi dois-je jouer son rôle ? "
Les larmes pleuvaient de ses yeux couleur ciel. Elle se prit la tête entre ses mains, serrant ses tempes pour chasser la douleur.
" Pourquoi tout ça ? Pourquoi moi ? Pourquoi... "
Elle tomba à genoux sur la laine rouge.
" Pourquoi ? "
Elle se recroquevilla.
" Pourquoi !? "
Sa douleur explosa en un torrent de larmes. Son coeur était torturé, déchiré par ses sentiments, transpercé par chacune de ses questions.
Elle se releva, encore agitée par ses sanglots. Elle se dégoutait, elle se faisait horreur. Elle attrapa la rose blanche de sa robe et l'arracha. Elle déchiqueta chaque fanfreluche de sa robe de petite princesse, pas la moindre n'échappa à sa frénésie. Sa robe, si belle, si scintillante, si parfaite, ressemblait maintenant à un tas de tissu bleu froissé, dont certains endroits laissaient entrevoir la peau fraîche de la jeune fille.
Elle courut, courut, dans l'espoir d'échapper à ses souffrances, à sa peine, à sa solitude, abandonnant derrière elle les vestiges agonisants de celle qu'elle ne voulait plus être. Les portraits défilaient autour d'elle. Ici, la grand-tante Gladys, là le cousin germain de son arrière grand-père Albert, mais elle s'en fichait : peu lui importait le passé, elle voulait sentir le présent, rêver le futur, elle voulait vivre.
Elle arriva à la porte de sa chambre, entra et referma à clé. Elle ne voulait plus être dérangée.
Elle se jeta sur son lit à baldaquin et pleura, pleura tout son saoul, avant de céder à son épuisement et de sombrer, dans cette ultime parole, vers un sommeil sans rêve :
" Pourquoi n'es-tu pas là pour me prendre dans tes bras... "
Dix minutes s'étaient écoulées. Il n'arrivait pas à détacher son regard d'elle. Il sortit de la pénombre qui l'avait jusqu'alors abrité et se dirigea vers le lit.
Sans un mot, il l'avait écouté pleurer. Sans un mot, il avait sentit son coeur se noyer dans chaque larme qu'elle versait. Sans un mot, mais avec les gestes doux et tendres d'un amant, il la souleva et l'installa sous les couvertures. Le simple contact de son corps lui donnait envie de hurler, hurler le bonheur d'être près d'elle, hurler la douleur qu'elle ne le sache pas et qu'il ne doive la quitter.
Puis, sans un mot, le jeune homme aux cheveux noirs se dirigea vers la porte-fenêtre menant au balcon, restée entrouverte. Il sortit, huma une dernière fois l'odeur de sa belle, puis ferma l'accès. Sa main droite s'attarda encore un peu sur la vitre, comme s'il pouvait toujours sentir la chaleur de son étoile, inaccessible. Après un dernier regard, il se dirigea vers la rambarde de pierre taillée, l'enjamba, et se laissa tomber vers la neige en contrebas.
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