Erine marchait, seule dans la nuit, seule dans ce vent qui lui semblait maintenant glacé, elle marchait et elle pleurait. Elle était inquiète pour son ami resté seul dans la forêt, elle avait peur de ce qui avait pu lui arrivé.
" Non ! " tenta-t-elle de se rassurer, " Il est grand et fort. Il a très bien pu s'échapper lui aussi ! "
Son coeur se serra : malgré ce qu'elle disait, elle savait bien que c'était se voiler la face que de prétendre que Lubio ne courait aucun danger.
Ses pleurs reprirent. Retourner là-bas maintenant ne servirait à rien, juste à rendre le sacrifice du garçon inutile. Les loups l’avaient sûrement déjà emmené loin. Peut-être même qu'ils l'avaient... qu'ils l'avaient...
La jeune fille ne put supporter cette idée. Elle s'effondra dans l'herbe, l'esprit traversé de centaines d'images insupportables, et frappa rageusement la terre du poing, furieuse de son impuissance.
Elle regarda le ciel : il commençait à s'embraser, les rayons du soleil atteignaient déjà le manoir qu'elle voyait au loin. Soudain, un détail lui fit reprendre espoir : les lumières du premier étage de la maison de Lubio étaient allumées ! C'était lui, ça ne pouvait être que lui ! Il avait réussi à leur échapper et à se mettre à l'abri !
Erine se releva rapidement et courut aussi vite que ce qui lui restait de force lui permettait. Elle pleurait à nouveau, mais de joie. C'était certain : Lubio était là, bel et bien vivant ! Elle distinguait d'ailleurs sa silhouette sur la terrasse, penchée par dessus la balustrade, les yeux rivés vers l'orée ténébreuse.
Elle cria son nom :
" Lubio ! Lubio ! "
La silhouette se redressa et se précipita dans l'habitât. Quelques secondes plus tard, elle ressortit par le portail de la propriété.
" ... ine ! "
La jeune fille était si heureuse de l'entendre l'appeler, si heureuse de le voir, si heureuse de savoir qu'il allait bien.
Elle se jeta à son cou. Le choc fut d'une telle violence que le garçon perdit l'équilibre et tous deux roulé-boulèrent sur quelques mètres. Lubio n'eut pas le temps de reprendre ses esprits que déjà son amoureuse couvrait son visage de baisers brutaux et précipités. Il la prit par les épaules et la força à se retirer de sur lui pour qu'il puisse se relever.
" Erine, Erine, Erine ! Du calme ! Je suis là, je vais bien. Il vaut mieux rentrer, viens. "
Elle ne libéra cependant pas le cou de son aimé : elle avait peur que ce ne soit qu'un rêve, peur qu'il ne s'envole si elle le lâchait ne serait-ce qu'un instant. Mais l'étreinte ne sembla pas gêner le garçon, ni lorsqu'ils partirent d'un pas précipité, ni lorsqu'il ferma la porte d'entrée derrière eux.
" J'ai eu si peur, Lubio ! Si peur qu'il ne te soit arrivé malheur ! "
Erine était debout près de la bibliothèque et faisait face à son ami. Sa voix reflétait plus la tristesse que la colère qu'elle éprouvait.
Calmement assis sur le canapé adjacent au meuble noyé de livres, l'intéressé répondit :
" Allez, calme-toi. Tu vois bien que tout est fini, et... "
" Comment ça « tout est fini » ?! Mais non, mais non ! Ce n'est pas fini ! Pas du tout, même ! "
Lubio soupira. Il savait depuis le début que cette situation allait se produire un jour ou l'autre. Il savait que cette discussion - et ce qui allait en résulter - étaient inéluctables. Il aurait juste voulu que cela arrive plus tard... Beaucoup plus tard...
Il se leva et attrapa la jeune fille par les épaules. Elle se débattit mais il tint bon et la força à s'asseoir sur le canapé vermeil. Erine croisa les bras et le regarda d'un air sévère et peiné. Le garçon s'assit devant elle à même le sol et attendit, fixant d'un regard impassible les yeux larmoyants de son amie.
" Qu'est-ce que tu faisais là-bas, au beau milieu de la nuit ?! Qu'est-ce que tu faisais avec nos ennemis, ces sales assassins ?! Je veux savoir ! "
" Je sais ce que tu te demandes. Non, je ne suis pas un traître... "
" Alors quoi !? Pourquoi ces mystères ?! Pourquoi ces rencontres secrètes ?! Réponds-moi ! "
" Si tu veux savoir, tais-toi ! "
Erine sursauta. C'était la première fois que Lubio lui parlait comme ça, si menaçant, si durement.
Il reprit calmement :
" Pardon, je ne voulais pas être méchant, mais ce que j'ai à dire n'est pas facile. En fait, je ne devrai même pas t'en parler, mais moi aussi j'en ai assez de te mentir. "
La jeune fille restait silencieuse. Qu'avait-il de si terrible à cacher pour qu'il lui soit interdit d'en parler ?
" Ce que j'ai à dire n'est pas facile à entendre. Cela risque de tout bouleversé pour toi : tout ton monde, toutes tes croyances. Mais je sais que tu es assez forte et ouverte d'esprit pour le supporter et, puisque je sais que je vais te perdre, je préfère que ce soit en sachant que tu connais la vérité. "
Lubio se tut un instant. Un silence pesant envahit la pièce. Ils entendirent les chiennes qui se réveillaient dehors.
Après avoir dégluti, le garçon dit d'une voix effacée :
" Tout ce que tu crois savoir n'est qu'illusion, et, en tout premier lieu, « eux »... "
Erine sentit son coeur faire un bond dans sa poitrine. Elle n'était pas sûre de bien comprendre, mais son intuition lui annonçait quelque chose d'effroyable.
Elle demanda avec appréhension :
" Qu... Qui est faux ? "
Le ton du garçon se fit alors plus assuré et plus ferme. Doux, comme pour rendre la confession plus supportable, mais implacable.
" Les trois protecteurs, ils sont faux. Ils n'ont jamais existé. "
" Arrête ça Lubio. Je t'ai demandé la vérité. "
" C'est la vérité. As-tu jamais cru que l 'Homme avait été créé de toute pièce par une intervention divine ? Je te connais : tu es plus intelligente que ça. "
La jeune fille était blême. C'est vrai, elle avait toujours su, toujours senti au plus profond d'elle-même que ce n'était qu'une belle histoire, qu'un joli conte cette légende de création. Mais comme tout le monde, elle ne l'avait jamais remise en doute, cette légende, car c'était ce à quoi elle s'était raccrochée pour donner un sens à sa vie. Du moins, jusqu'à avoir rencontré Lubio.
Voyant le teint pâle de son amie, ce dernier proposa :
" Je sais que ce n'est pas facile à croire, surtout venant de quelqu'un que tu as surpris en train de discuter avec des loups, et ce n'est rien comparé à ce que tu ne sais pas de l'origine de cette guerre - car cette histoire n'a été créée que dans le but de masquer cette origine -. "
Erine était trop choquée pour répondre. Non, ce n'était pas possible, il lui mentait sûrement pour la tester. Les Trois ne pouvaient pas être faux ! Pas après tout ce qu'on lui avait appris de leurs vies et de leurs actes héroïques ! Pas après tout ce qu'elle avait vu être entrepris en leur honneur ! Ils n'avaient pas le droit d'être faux !
Elle détourna son regard encore et encore, essayant de faire disparaître les vertiges que lui avaient donnés cette révélation et toutes les émotions que lui avait imposée cette nuit.
Lubio commença à se relever mais elle le retint.
" Ca ira... je veux savoir... Dis-moi, cette guerre... et toi dedans ? "
Il se rassit et attendit que la jeune fille reprenne des couleurs.
Puis il continua :
" Moi, je suis au coeur de ce conflit. Tant qu'il ne sera pas achevé, je resterai prisonnier de mon rôle, tout comme mes ancêtres avant moi. "
Elle l'interrogea du regard. Il poursuivit, un petit rictus au coin des lèvres.
" Ca ne t'as jamais paru bizarre que ma maison soit si loin des autres ? Tu ne t'es jamais demandé pourquoi elle était isolée, à mi-chemin entre les villages et la forêt ? "
A vrai dire, Erine s'était posée cette question plus d'une fois, mais elle n'avait jamais vraiment essayé de connaître la réponse. Cela lui semblait futile.
" C'est un avant-poste : mon rôle est de donner l'alerte en cas d'attaque avant que les loups n'atteignent les villages. Mais j'ai aussi un autre devoir : jouer les ambassadeurs, les négociateurs, et faire mon possible pour faire avorter chaque attaque avant qu'elle ne commence. "
" Mais tu prends d'énormes risques ! On ne peut pas te forcer à faire ça ! "
" Bien sûr que si, « on » peut me forcer à faire ça : je suis rejeté par tout le monde, personne ne veut de moi. C'est la seule façon qui me reste pour gagner de quoi survivre. "
Il sourit tendrement à son aimée.
" Mais tu sais, depuis que je t'ai retrouvé ce jour-là, près de la fontaine, cet héritage ne m'a plus sembler être un fardeau mais un cadeau. Un cadeau quotidien de moi envers toi, de pouvoir te protéger indirectement; un cadeau du sort de m'en donner les moyens.
Et en parlant de protection, tu ne dois pas t'inquiéter de la mienne : dû à mon « travail », je suis capable de me défendre dans n'importe quelle situation. On m'a fourni tout le matériel nécessaire. "
Le visage du garçon redevint triste.
" Je sais que je n'aurais jamais dû te cacher ça, mais il le fallait... Il le fallait pour te protéger... Et pour ça, je suis prêt à tout. "
Erine s'accroupit devant lui et posa ses mains sur sa tête.
" C'est quoi ce matériel ? "
" Je ne sais pas si je dois te le dire... " répondit Lubio en la laissant docilement passer ses doigts frêles dans ses cheveux, " Chaque secret conduit à un autre secret, comme une interminable chaîne de mensonges. "
" Alors, montre-le-moi, simplement, sans aucune explication superflue. Je veux savoir ce qui est censé protéger la vie de celui que j'aime. "
Le garçon hésita longuement, pesant le pour et le contre, puis finit par se lever et ordonna doucement :
" Attends-moi là. "
Les quelques minutes qui s'étaient écoulées depuis que Lubio avait passé la porte avaient semblées durer des heures à Erine. Le soleil inondait déjà la pièce à travers la porte-vitrée.
Où était-il donc passé ? S'était-il enfui ?
Non. Elle le connaissait. Elle savait qu'il n'était pas du genre à fuir devant les ennuis, elle venait même d'en avoir la preuve cette nuit. Pour ça, elle l'admirait, et elle ne lui en voulait pas de lui avoir menti puisque c'était pour la protéger.
Mais maintenant, elle voulait savoir. Qu'est-ce qu'une autre révélation changerait, de toute façon ? Les Trois étaient faux, sa vision du monde était fausse, peut-être même qu'elle aussi était fausse... Et quelle que soit la vérité, la vraie vérité, elle la supporterait. Elle la supporterait aux côtés de Lubio car, quoi qu'il dise, qu'il fasse ou qu'il soit, elle ne cessera jamais de l'aimer. Ca, elle le savait, c'était la vraie vérité. Sa vraie vérité.
La porte menant au couloir claqua, Erine se retourna : le garçon se dressait devant elle, portant avec prudence un objet étrange aux allures de pistolet dans ses paumes ouvertes. La jeune fille le prit avec une infinie précaution, de peur d'activer par inadvertance un quelconque mécanisme.
" Cette arme " expliqua le garçon, " est un ancien modèle de ce que l'armée utilise actuellement dans les combats contre les loups. "
Elle examina l'objet sous toutes ses coutures : il était fait d'un métal froid et clair; deux interrupteurs ainsi qu'une barre verte se trouvaient de part et d'autre du canon court et épais; la crosse était taillée pour adhérer à la main de l'utilisateur. Mais, où qu'elle l'examine, l'appareil ne lui donnait aucun indice quant à son mode de fonctionnement.
" Comment ça marche ? " demanda-t-elle.
" Ca envoie des rayons électriques surpuissants, d'une puissance telle que le corps de l'individu touché est paralysé instantanément. Il vit, il est conscient, mais il ne peu plus agir, plus bouger.
C'est la façon la plus humaine que les dirigeants ont trouvé pour se débarrasser des loups. "
Erine tenait et regardait maintenant l'arme avec un respect et une admiration sans limites. Elle ressentait de la fierté que son camp ait choisi de mettre fin à un danger mortel sans chercher à l'éradiquer.
" Mais alors, pourquoi ne l'as-tu pas utilisé tout à l'heure ? Tu aurais pu faire une belle capture. "
La jeune fille aperçut l'espace d'un instant une lueur de colère briller dans l'oeil de son amant.
Elle se tut. Sans savoir pourquoi, elle se sentait fautive.
Il y eut un interminable moment de silence durant lequel Lubio la regarda froidement, examinant les possibilités qui s'offraient à lui. Il finit par choisir ce qu'il devait faire. Des larmes d'appréhension lui montèrent aux yeux, mais il plongea son regard dans celui de son amie, dans ces iris d'azur si intenses, et y puisa le courage qui lui faisait défaut.
Il fallait qu'elle comprenne.
Le garçon avança, contournant Erine, et déplaça les trois fauteuils de sorte qu'ils soient collés les uns aux autres à environ cinq mètres de distance de la jeune fille. Celle-ci le regarda s'activer en silence.
Puis il revint vers elle et lui dit :
" Cette méthode... est tout sauf humaine : elle est ignoble, répugnante. C'est la seule façon pour que tu comprennes pourquoi il me faut absolument empêcher tout affrontement entre eux et nous... "
Erine commençait à avoir peur. Elle avait un horrible pressentiment, comme si un grand malheur allait la frapper d'ici peu de plein fouet.
Lubio était maintenant si proche d'elle qu'elle sentait son souffle chaud sur son visage. D'un geste vif, il agrippa la main qui tenait l'arme et appuya le canon contre son propre torse.
" Mais qu'est-ce qu... ? Mais arrête ! " lui dit-elle.
Elle tirait, tirait sur son bras pour se dégager, mais il la tenait trop fort pour qu'elle puisse se libérer. Il approcha sa main d'un des interrupteurs.
" Le moment venu, appuie sur l'autre bouton. Ne te trompe pas, ou je mourrai. "
" Lubio ! Arrête ! " le supplia-t-elle, folle de désespoir.
Il actionna l'interrupteur le plus proche de la crosse. Erine entendit l'engin siffler, un sifflement aigu et artificiel, un sifflement à faire frémir les plus endurcis des soldats. Elle vit la barre verte s'illuminer peu à peu.
" Lubio ! "
Il lui sourit, les yeux humides.
" Je t'aime... "
Tout se produisit en un instant. L'arme émit un son strident en tremblant et le corps de Lubio se mit à irradier d'une lueur aveuglante. Une fraction de seconde plus tard, il hurla, hurla de douleur, hurla tel qu'il est humainement impossible d'hurler. Jamais Erine n'avait entendu quelqu'un crier de façon si effroyable. Elle avait l'impression que tout son corps se désintégrait de l'intérieur.
Le garçon fut éjecté en arrière, comme si un fil invisible le tirait par le dos à une vitesse incroyable. Il s'écrasa contre le dossier du fauteuil de droite qui bascula sous le choc. Son corps disparut derrière la barrière de velours rouge, puis plus rien.
L'arme glissa de la main de la jeune fille. Elle se précipita et découvrit son amoureux étalé sur le sol, inconscient.
" Lubio... "
Elle tremblait de tous ses membres. Elle se sentait défaillir. Cette expérience lui avait fait un choc si grand qu'elle n'avait toujours pas compris ce qui s'était passé ni comment la situation en était arrivée là.
Elle s'effondra, la tête posée sur le torse brûlant du garçon à l'endroit où le tissu était roussi, et elle pleura. Elle ne sentait plus son coeur battre.
" Lubio !!! "
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