Partout dans la ville, on entendit les horloges des gares et des églises sonner dix-huit heures. Sur la plage au sable doré, face aux vagues qui recueillaient déjà un soleil fatigué, l’écran géant – installé là spécialement pour l’occasion - s’alluma. Les centaines d’autres éparpillés à travers toute la ville prirent vie en même temps. A chaque carrefour, devant chaque poste de police, sur chaque grande place et même dans les ruines de la vieille ville, la population se rassembla pleine d’espoir. Ce moment tant attendu, ce moment qu’on leur avait promis être la fin de la peur, était enfin arrivé.
Dans une rue du quartier Ouest, au beau milieu de la foule, des cheveux d’argent en bataille émergeaient d’un long manteau vert à col relevé.
* Dzzzz *
L’image afficha le visage d’une jeune femme rousse aux lèvres d’un rouge intense, un micro à la main.
" Mesdames et Messieurs, bonsoir. Notre émission spéciale d’aujourd’hui, comme vous vous en souvenez sûrement, portera sur le problème de l’Assassin aux crocs rouges. En effet, ce soir, comme promis il y a de cela plusieurs semaines par Monsieur le Préfet de la Police ici présent, ce problème sera définitivement résolu. "
Un murmure d’excitation parcourut la foule dense qui se resserra autour de l’écran. Fang – qui ne supportait pas d’être ainsi étouffé – joua des coudes pour sortir de la masse.
" Durant cette émission, nous serons accompagnés Monsieur le Préfet et moi-même par Bernard Davak, éminent psychologue spécialisé dans le traitement des pathologies antisociales et autodestructrices... "
Le garçon tourna le dos à l’écran et s’en alla. Cette émission ne présentait aucun intérêt.
Que croyaient-ils ? Que tenter de dresser son profil psychologique leurs donnerait le moyen de le tuer ? Quelle blague !
" ... Et pour finir, venant d’arriver sur le plateau, l’homme connaissant le mieux le criminel pour avoir été l’unique personne à avoir survécu à un affrontement direct avec lui : le détective Zack Folg. "
Le garçon s’immobilisa, le cœur battant, et fit volte-face. Il était là, vraiment là, le regard posé sur l’objectif, ses yeux verts à l’affût derrière ses grandes mèches noires : Folg. Il attrapa machinalement son bras droit.
Un murmure d’émerveillement grandit dans la foule : tous avaient entendu parler du survivant, mais rares étaient ceux qui connaissaient son visage. Un visage beau, jeune et inspirant une confiance aveugle.
" Monsieur Folg ne nous ayant pas avertis de sa venue et ne souhaitant pas participer au débat, nous lui accorderons un temps de parole en fin d’émission si temps il reste. Mais pour l’heure, tournons-nous vers Monsieur le Préfet et Monsieur Davak. Messieurs, bonsoir. "
" Bonsoir. "
" Bonsoir. "
******************************************************************************************
Assis dans un fauteuil moelleux dans un coin du plateau, le détective Folg assistait avec ennui à cette pitoyable comédie qu’ils osaient appeler « débat ». Depuis plus d’une heure, le Préfet de Police et le psychologue incriminaient l’Assassin de tous les maux qu’avait pu connaître la société depuis la Grande Guerre : la famine et l’insalubrité des vieux quartiers, le déficit de la Bourse, le réchauffement climatique, tout lui était relié plus ou moins directement par des preuves aussi illogiques qu’absurdes. Et pourtant, ces deux hommes manipulaient avec tant d’habilité leurs propos, avec tant d’aisance les esprits faibles des habitants qu’ils semblaient tous partager leur avis.
Enfin, presque tous : un des spectateurs présents sur le plateau les avait hués lorsque les intervenants avaient abordé la responsabilité de l’image que donnait Fang – celle d’un mâle conquérant et surpuissant – dans « la perversion du mental qui, élevant le Mâle au statut de dieu immortel et invincible, conduisait les jeunes garçons impressionnables à la dégénérescence homosexuelle ».
Mais, et ça Zack l’avait compris mieux que quiconque, ce n’était pas le garçon que cet homme défendait. C’était contre le discours homophobe de ces grandes figures qu’il s’était dressé, et c’était toujours contre cela qu’il s’époumonait, révolté, tandis que les policiers assurant la sécurité de l’émission l’évacuaient par la force sous les sifflets du public.
Le détective, passablement agacé d’attendre la fin de cette mascarade, reprit son petit jeu. Il observa le quatrième rang de l’assistance. Un homme épais frottait l’une contre l’autre ses grosses mains calleuses comme si elles le faisaient souffrir. Un métier manuel. Vu la poussière blanche qui maculait ses chaussures épaisses, il devait travailler sur un chantier et, à la vue de sa stature, ce devait être un maçon. A côté de lui, une femme vêtue de façon légèrement provocante regardait régulièrement son téléphone en triturant une petite figurine. Une idole religieuse ? Non, c’était un jouet d’enfant. Elle s’était assise à un endroit où il n’y avait que des hommes, hommes auxquels elle jetait des coups d’œil réguliers en passant sa main dans ses cheveux, mains qui étaient nues. Sans doute une mère célibataire en mal d’amour. Ensuite...
" Monsieur Folg, " lui souffla un technicien depuis les coulisses, " nous allons bientôt vous laisser la parole. "
" Combien de temps reste-t-il ? " demanda-t-il le plus discrètement possible.
" Un peu plus d’un quart d’heure; vingt minutes si nous supprimons les publicités. Cela vous suffira ? "
L’homme aux yeux verts hocha la tête. Dix minutes lui auraient suffi.
" Ainsi donc s'achève ce débat fort instructif quant aux moyens qui pourront faciliter l'exécution de l'assassin aux crocs rouges. Merci; messieurs, de votre venue. "
La présentatrice, le Préfet de Police et le docteur Davak se serrèrent la main puis les deux hommes quittèrent le plateau. Une légère agitation parcourut les spectateurs.
" Comme il nous reste quelques minutes d'antenne, nous allons écouter Monsieur Zack Folg, le célèbre détective qui a traqué et combattu seul le démon. Son expérience et ses connaissances se montreront sans aucun doute très intéressantes. Monsieur, bons... "
Zack se leva de son fauteuil, passa à côté de la présentatrice en ignorant délibérément la main qu'elle lui tendait et se plaça face à la caméra, regardant droit dans l'objectif.
" Bonsoir, Fang. Tu te souviens de moi ? Folg, le détective.
Nous nous sommes rencontrés il y a deux ans et... "
Il leva son bras gauche face à la caméra et retroussa la manche de son long manteau noir, révélant une horrible cicatrice d'une dizaine de centimètres qui glaça le sang du public.
" ... nous avons échangé quelques amabilités.
Je suis venu ici pour te parler, sachant pertinemment que ta curiosité t'imposerait d'écouter cette émission et que mon apparition t'intriguerait tant que tu la regarderais jusqu'au bout. Te connaissant, les propos de mes prédécesseurs ont du te faire bouillir de rage, mais je te demanderais de te calmer et de reprendre tes esprits. Il me faut toute ton attention, car le sujet dont je veux t'entretenir est très important - surtout pour toi - et je n'ai que peux de temps. "
Il se tut quelques secondes, comme s'il attendait la réponse de celui à qui il s'adressait. Puis il appela :
" Antoine ! "
Un homme âgé en costume sombre sortit des coulisses en portant un boitier imposant et vint s'assoir dans un des fauteuils.
" Euh... Monsieur Folg... " hésita la présentatrice, " Pouvez-vous nous expli... "
" Silence. " la coupa froidement ce dernier, " La misérable propagande de masse que vous avez osé qualifier de débat m'a déjà fait perdre assez de temps. "
La femme rousse se tourna vers l'objectif, l'air indigné, et fit signe de couper la transmission.
" C'est inutile. " intervint le détective, " mes amis occupent actuellement la régie. Je déciderai quand cette émission devra s'achever. "
Offusquée, la femme au micro alla se réfugier d'un pas fier et hautain dans les coulisses.
L'homme fit de nouveau face à la caméra.
" Ce que tient mon ami, " reprit Zack, " est un dérivé du standard électronique. La chaine devrait en ce moment même diffuser le numéro téléphonique de cet appareil. Je demande à toute la population de le noter et de l'utiliser lorsque le moment sera venu. "
Il fit un signe de tête à son vieux compagnon. Celui-ci actionna un interrupteur sur le côté de la boite et fit signe que tout était prêt.
" Ce que je te propose, " dit le détective en se retournant vers l'objectif, " c'est un petit jeu : je vais te poser des questions, te proposer des accords et, si tu refuses, je ne ferais rien pour te forcer la main. Par contre, si tu acceptes, tu hurleras pour me le faire savoir. Si un des habitants t'entend hurler, il appellera sur l'appareil apporté par mon ami et je saurai que je peux continuer.
Alors, acceptes-tu de jouer avec moi ? "
A peine huit secondes se furent écoulées que le boitier se mit à clignoter.
" L'appel vient du quartier Est. " dit Antoine.
" Tu acceptes donc. J'en suis ravi. Ce que je te propose maintenant, c'est de faire une trêve. Juste ce soir, je te propose de ne plus être ton ennemi. Tu acceptes ? "
Le standard clignota une demi-douzaine de secondes plus tard.
" Quartier Sud. " annonça le vieil homme.
Zack sourit.
" Ca va, Fang. Je sais déjà à quel point tu es rapide. Inutile de me faire remarquer que te localiser ne sert à rien. Et puis, nous sommes en trêve, n'est-ce pas ? J'ai moi-même pris quelques précautions afin de m'assurer de la neutralité de la Police : en ce moment, le Préfet boit un verre avec quelques-uns de mes amis. C'est, disons, une petite garantie que nous ne serons pas pourchassés ce soir.
Bon, j'en viens à notre sujet : te souviens-tu d'Emilie ? "
Un instant plus tard, le standard s'alluma.
" J'en étais sûr. Comment oublier son premier amour, hein ? Mais ce qu'il faut que je sache avant tout, c'est... est-ce que tu l'aimes encore ? "
Dix secondes s'écoulèrent, puis vingt, puis trente, et rien. La diode du standard restait désespérément éteinte.
" Ne sois pas timide. Je sais que c'est gênant de parler de telles choses en public, mais il faut que tu me répondes. Il en va de sa vie. "
Presque immédiatement, le standard clignota.
" Je ne vais pas te mentir : son état de santé s'est aggravé depuis votre dernière rencontre. Elle n'arrive presque plus à se déplacer seule. Mais elle voudrait te revoir une toute dernière fois, te revoir avant... que tout soit fini. C'est pour cette raison qu'elle m'a engagé, pour te retrouver.
Plus tôt dans l'après-midi, elle m'a demandé de l'amener « au plus haut des cieux ». Tu vois de quel endroit elle veut parler, n'est-ce pas ? "
Le boitier clignota.
" Nous t'y attendrons ce soir, à vingt-deux heures. Dépêche-toi, ou sa dernière volonté n'aura pas été exaucée... Et ça, je ne te pardonnerai jamais... "
* Dzzzz *
A travers toute la ville, les écrans s'éteignirent à l'unisson.
Dans une ruelle sombre aux immeubles délabrés du quartier Nord de la vieille ville, une ombre se déplaçait subrepticement, n'étant trahie que par sa chevelure d'argent qui reflétait les rayons de la lune dans l'obscurité.
Elle marchait rapidement, changeant sans cesse de rue, ne passant jamais deux fois au même endroit afin d'éviter le moindre risque d'être suivie par quiconque.
Enfin, au détour d'un mur sale et lézardé, elle trouve l'endroit qu'elle cherchait : une place triangulaire immense s'étendait devant elle. Au centre de celle-ci étaient rassemblées cinq grandes fontaines vides aux rebords et aux figures angéliques brisés par endroits, totalement détruits à d'autres, derrière lesquelles se dressaient les ruines inquiétantes d'une bâtisse de pierre imposante aussi haute qu'un château.
Fang s'immobilisa, retenant ses larmes avec difficulté. Revenir ici lui était tellement douloureux : cette place était l'endroit où il jouait chaque jour lorsqu'il était petit, l'endroit où il s'était fait sa première et seule amie, l'endroit où ils s'étaient fait la promesse de ne jamais se séparer...
Elle était si belle à l'époque, si agréable, si animée... Et puis, la guerre était arrivée... La ville avait été bombardée... Ses parents avaient dépéri lorsque leur maison s'était effondrée... A peine âgé de sept ans, le petit Fang avait tout perdu, même son amie qu'il croyait morte elle aussi. Puis vinrent ces longues années d'errance dans les décombres de sa vie, fouillant les ordures des survivants, volant leur nourriture lorsqu'il en avait l'occasion, ayant même été obligé de subsister en mangeant la chair des humains morts de fin lors de la grande exode vers la nouvelle ville.
Puis sa haine grandissante envers ceux qui lui avaient tout pris... Ses quatorze ans, âge où son génome se compléta, le faisant devenir le monstre qu'il était aujourd'hui... La grande partie de cache-cache qu'était alors devenue sa vie...
Revoir cette place si pleine de vie dans ses souvenirs qui était maintenant aussi triste, froide et silencieuse que la mort lui avait fait un choc. Après quelques secondes, il se reprit et la traversa d'un pas énergique, avançant droit vers le bâtiment désossé qui semblait hurler de douleur et de désespoir. Arrivé devant les hautes portes de bois pourri et moisi à moitié sorties de leurs gonds, il s'arrêta de nouveau et observa une grande plaque métallique rouillée qui gisait au pied du panneau de droite. Elle était couverte de poussière et, par endroits, une lettre verte écrite d'une peinture écaillée perçait le tapis grisâtre.
" Cathédrale Gabriel. " déchiffra-il à haute voix.
Le garçon prit une profonde inspiration et poussa les battants qui s'effritèrent au contact de ses paumes. La salle dans laquelle il pénétra alors avait gardé cette majesté qui caractérise l'immensité des édifices religieux, mais diffusait également une aura de désolation qui s'insinua au plus profond du coeur de Fang dès son entrée. Personne n'aurait pu décrire la façon dont se mêlaient en ce lieu la sérénité sainte des églises et le chaos destructeur de la guerre : de partout, sur les quelques pans de mur encore debout, ce n'était que vitraux désintégrés et pierres noircies par le souffle des explosions. A l'autre bout de la cathédrale, portant une idole aux couleurs délavées, la grande croix sainte des chrétiens s'appuyait avachie contre le mur du fond à moitié écroulé. Et sur tout le sol, dégageant une odeur de bois en décomposition et de mousse, se trouvaient d'énormes pierres disloquées, éparpillées ou formant des tas, qui avaient autrefois constitué les voûtes et toit du sanctuaire avant qu'ils ne cèdent sous les bombes.
Et juste devant tout ça, il y avait une personne enveloppée dans un long manteau noir. Une personne à la chevelure plus sombre que les ténèbres. Une personne dont les yeux d'émeraude fixaient le nouveau-venu.
" Folg... " murmura le garçon entre ses dents.
Le détective s'avança les mains en évidence puis tendit sa main droite en signe de bienvenue.
" Pile à l'heure, Fang. " dit-il en marchant vers ce dernier, " Tu es très ponctuel. "
Le garçon refusa de lui serrer la main, refroidissant plu encore l'atmosphère qui était déjà tendue.
" Eh bien, " fit l'homme en ramenant son bras le long du corps, " inutile d'être aussi désagréable. "
" Ce n'est pas toi que je suis venu voir. " répliqua Fang d'un ton glacial, " Où est-elle ? "
" Avant de te le dire, j'ai une question à te poser. "
Zack Folg avança d'un pas et plongea son regard dans celui de Fang ; le garçon senti qu'il essayait de lire en lui et son sang s'en mit à bouillir.
" Dis-moi : que dirais-tu d'arrêter tout ça ? Tu pourrais venir travailler avec moi... Ne préfèrerais-tu pas cesser de te cacher et pouvoir vivre au grand jour ? "
" Tu sais très bien ce qui me motive. "
" Oui, oui, bien sûr : sans toi, sans la crainte d’un démon vengeur, la criminalité croîsserait encore et la ville serait de nouveau plongée dans la décadence. Mais n’aurais-tu pas parfois envie de pouvoir vivre comme n’importe qui ? "
Un silence pesant s’installa quelques secondes entre les deux êtres.
" De toute façon, " avoua Fang en détournant les yeux, " même si je le voulais, ce ne serait pas possible. Ils connaissent mon visage, ils savent qui je suis. "
" Ne te cache pas derrière d’aussi fausses excuses. Tu sais parfaitement qu’il n’y a rien de plus facile de nos jours que de changer d’apparence et d’identité. C’est toi et toi seul qui t’infliges ce que tu vis, personne d’autre n’est en cause. "
" Ca suffit. " grogna le garçon en regardant de nouveau le détective, " Je ne suis pas là pour ça. Dis-moi où est Emilie. "
L'homme soupira et pointa un doigt vers la grande croix de l'autre côté de la salle. Sans plus lui accorder d'attention, Fang le contourna et sauta hâtivement de pierre en pierre avec l'agilité d'un lynx. Lorsqu'il gravit le dernier monticule rocheux qui le séparait de la figure religieuse, il aperçut son amie d'enfance. Elle était près des pieds de l'idole, allongée face contre terre, la main posée sur le bois moisi de la croix. Ses longs cheveux torsades d'un brun noisette gisaient faiblement au sol, la robe blanche qu'elle portait lui collait au corps, ne faisant que plus encore ressortir ses courbes légères, et semblait poisseuse aux alentours de son bassin. Au même niveau, une petite flaque de liquide visqueux s'étalait sur les dalles craquelées.
Cette vision d'agonie plongea Fang dans la terreur, lui faisant perdre toute l'animosité que sa rencontre avec Folg avait libérée. Il bondit vers le corps inanimé.
" Emilie ! Emilie, réponds-moi ! " cria-t-il, paniqué à l'idée d'être arrive trop tard, n'osant toucher son amie de peur que la moindre chaleur ne l'ait déjà abandonnée.
Celle-ci eut un faible soubresaut. Fang se précipita et, après avoir ramené le bras de la jeune fille le long de son corps, il la fit doucement basculer sur le dos. Un souffle teint d'effroi lui échappa. Le visage d'Emilie était pale comme la mort. Son front était couvert de sueur froide et un mince filet rougeâtre naissait du coin de ses lèvres bleuies. Ses sourcils se fronçaient à chacune de ses inspirations, comme si elles la faisaient souffrir.
" E... Emilie... " gémît le garçon en lui caressant doucement la joue.
Le visage de la jeune fille se crispa légèrement, comme au prix d'un effort important, et ses paupières s'entrouvrirent sur des iris d'un marron délavé.
" Fang... " souffla-t-elle d'une voix si faible qu'elle en était presque inaudible, " tu es... venu... "
Elle leva une main tremblante vers son amant. Il l'attrapa et baisa ses doigts fins.
" Je suis si heureuse... que tu sois là... "
De nouvelles larmes vinrent baigner les yeux du garçon.
" Emilie... je suis tellement désolé. C'est ma faute, j'aurais dû être là près de toi... J'aurais dû... "
Il la prit par les épaules et la serra contre son coeur. Il sentit ses mains légères enlacer son dos et ses reins.
" Fang... Ne t'en fais pas... J'ai toujours eu une... sante faible... Ce n'est pas ta faute... "
" Si ! Je le sais ! " dit-il en pleurant à chaudes larmes, " c'est à cause de moi que tu es comme ça ! C'est à cause de ce que je t'ai fait ! "
" Ne dis pas ça... " le réprimanda faiblement Emilie, " Nous étions deux... Et si c'était à... refaire... je n'hésiterais pas... parce que je t'aime... "
Fang raccompagna son aimée jusqu'au sol dur et poussiéreux et embrassa ses lèvres froides. Ce baiser sembla rendre à la belle un peu de force.
" Fang... Il va être temps pour moi... de partir... J'ai besoin de ton aide... "
" Non ! " l'implora son ami, " Reste avec moi ! Je te promets de ne plus te laisser ! Je te promets de toujours être avec toi, alors reste ! "
Emilie passa une main apaisante sur la tête de son amant, lissant une ultime fois sa chevelure hirsute.
" Ne te voile pas la face... Tu sais très bien que... la décision ne m'appartient pas... "
Fang restait muet de désespoir. Il le savait, il le sentait, mais il refusait de l'accepter. Il refusait d'accepter que l'odeur de la mort se mêlait déjà au doux parfum de son Amour.
Cette dernière lut dans le regard de son ami qu'il comprenait la situation.
" Mais toi... " continua-t-elle, " tu peux encore décider... Tu peux encore agir là où... j'ai échoué... Là où j'ai été trop faible... "
" Emilie... Il est trop tard. Il est forcément trop tard. "
" Non... " fit-elle en souriant faiblement, " Je le sens vivre... Je sens son coeur battre... Tu peux encore le sauver... "
" Mais com... "
La voix du garçon se perdit dans un sanglot étouffé. Ses yeux s'écarquillèrent d'horreur.
" Tu as compris... Quand je serai partie... déchire-moi de tes crocs... et libère-le... " souffla la mourante.
" Non ! Non ! Je ne peux pas faire ça ! Je ne peux pas te faire ça ! "
Le visage de la jeune fille devint aussi dur que son état le lui permettait.
" Fang... Tu oserais...? Cet enfant... je suis une partie de lui... Tu oserais me laisser mourir... une seconde fois ? "
Il ne répondit pas. Les traits d'Emilie se détendirent à nouveau. Elle plaqua faiblement sa paume sur la moitié droite du visage de son amant.
" Merci... Merci pour tout, Fang... Merci de m'avoir rendue heureuse et... demande pardon pour moi à mon père... "
Elle eut un faible haut-le-corps. Elle sentit que ses prochaines paroles seraient les dernières. Elle murmura dans un ultime souffle :
" Donne-lui autant de bonheur qu'à moi... Fais que sa vie soit heureuse... "
Puis ses yeux se fermèrent et sa main retomba mollement sur sa poitrine inerte.
Fang resta paralysé. Il aurait voulu crier sa peine, il aurait voulu hurler sa souffrance, mais la douleur broyant son coeur l'avait rendu muet. Il prit délicatement la main de son amante, espérant la sentir serrer encore la sienne. Il murmura doucement son prénom, espérant voir ses paupières s'ouvrirent à nouveau. Mais rien ne se produisit. Elle était partie.
Les murs de pierre noirs accueillirent en écho pleurs et cris désespérés auxquels succéda un silence cinglant. D'immondes bruits de viande arrachée entrecoupés de sons de régurgitation résonnèrent ensuite dans l'édifice religieux. La tête basse, Folg écoutait en silence l'effroyable requiem. Il ressentait la douleur du garçon, elle emplissait l'atmosphère déjà sinistre de ces ruines.
Le silence retomba. Quelques instants plus tard, Fang sortit de derrière un tas de pierres fissurées, les bras repliés contre son tronc. Il avait abandonné son long manteau vert, arborant à présent de longs vêtements bleu sombre assortis. Sans dire un mot, il passa devant le détective qui le suivait du regard.
" Fang... " l'interpela ce dernier d'un ton qui trahissait son empathie.
Le garçon silencieux s'immobilisa et tourna la tête vers l'homme en noir.
" Fang... Tu es couvert de sang... " souffla-t-il tristement.
Il ne répondit pas. Il était conscient de ce fait, il en était conscient plus que de toute autre chose, mais il ne voulait pas l'essuyer. Même si son goût et son contact le plongeaient dans l'horreur, il ne voulait pas se débarrasser de ce sang qu'il avait tant chéri comme s'il n'était qu'un écoeurant liquide collant.
L'attention de Folg se porta alors au niveau du torse du garçon. De ses bras dépassaient çà et là des morceaux de chair rosée. De derrière son coude gauche surgissait une tête de nouveau-né au crane déjà décoré d'un duvet d'argent et aux grands yeux marrons pétillant de vie.
" Que comptes-tu faire, maintenant ? " demanda-t-il au nouveau père.
Fang regarda le nourrisson avec dégoût et colère.
" Ma proposition de tout à l'heure est toujours valable. " continua l'homme.
" Jamais. " grogna le garçon en avisant son interlocuteur d'un oeil mauvais.
" Alors quoi ? " enchaina Folg, " Tu comptes le confier à l'une de tes familles d'accueil ? Ne penses-tu pas que les Rivs, les Lamse, les Myctio et tous les autres, ne crois-tu pas qu'ils ont tous déjà assez de bouches à nourrir ? "
Fang détourna les yeux et resta muet.
" De plus, crois-tu qu'ils l'accepteraient ? Après tout, lui aussi deviendra un « monstre » : ton sang coule dans ses veines. Que crois-tu qu'il se passera lorsqu'ils le découvriront ? Veux-tu donc infliger tant de souffrances à ton fils ? A son fils ? "
" Dans ce cas, " murmura le garçon en se dirigeant vers la porte de bois pourri, " je le garderai avec moi. "
" Tu n'y songes pas sérieusement ! " s'exclama l'homme au manteau noir en lui barrant la route, " Ce n'est pas une vie pour un enfant ! Ce n'est une vie pour personne que celle que tu mènes ! "
" Il aura la vie que je lui déciderai. " cracha le jeune père avec mépris, " C'est MON fils, Folg. "
Ses crocs commençaient à s'allonger de nouveau. Le choc de la mort de son Amour passé, l'agressivité du garçon envers le détective reprenait ses droits sur ses émotions.
" Fang, " insista ce dernier, " tu n'en as pas le droit. Elle n'aurait jamais voulu ça, tu le sais. Emilie n'aur... "
" Je t'interdis de prononcer son nom ! " vociféra Fang.
Tenant toujours le nourrisson dans ses bras, les crocs saillants, le garçon se jeta sur l'homme aux yeux d'émeraude. Ce dernier s'accroupit juste à temps pour éviter la jambe droite de son adversaire qui s'abattit violemment à l'endroit où se trouvait un instant plus tôt sa tête. Posant ses mains au sol et poussant sur ses bras, l'homme se propulsa à distance respectable du démon aux crocs rouges avant qu'il ne retouche le sol. Ses longs cheveux noirs vacillèrent puis tombèrent au sol lorsqu'il se redressa, laissant apparaître à leur place une chevelure d'argent identique à celle de Fang. Ainsi nouvellement paré, Folg ressemblait à son agresseur comme peuvent se ressembler deux feuilles d'un même arbre.
" Ça suffit ! " cria le détective, s'énervant à son tour, " Pour son bien, donne-le moi ! "
" Je me fiche de son bien ! " hurla plus fort encore le père, " C'est moi qui déciderai ce qui est bon pour lui ! "
L'enfant dans ses bras commença à pleurer, effrayé par ces éclats de voix. Cette plainte acheva la raison du détective déjà fortement ébranlée par les récents évènements. Il enragea à son tour et ses canines s'allongèrent en crocs.
" Arrête de te comporter comme l'enfant gâté que tu es ! " hurla-t-il à son tour.
" Moi !? Enfant gâté !? "
" Parfaitement ! Tu as toujours fait ce que tu voulais ! Tu as toujours tout eu ! "
" Tu crois que j'ai voulu de cette vie de fuite !? Tu crois que j'ai voulu être un monstre !? "
" J'ai travaillé des années pour m'intégrer ! J'étais comme toi, et on m'a accepté ! "
" Ce n'est pas toi qu'ils ont accepté, c'est celui que tu as fait semblant d'être ! "
" J'ai toujours travaillé dur pendant que tu faisais ce que tu voulais ! Et tu as tout eu ! Tout ce qu'on voulait tous les deux ! "
" Tu crois que j'ai voulu ça !? " cracha le démon en tenant le nouveau-né en larmes à bout de bras.
" Tu as eu Emilie ! "
Ces dernières paroles eurent l'effet d'une douche froide sur Fang. Ses crocs se réduirent de moitié.
" J'ai toujours tout fait pour elle ! " continua Folg, " j'ai toujours travaillé pour qu'elle m'aime ! Qui était là chaque fois qu'elle allait mal !? Qui était là pour sécher ses larmes !? Qui était là pour la soutenir dans les moments difficiles !? Qui l'a recueillie lorsqu'elle s'est sue enceinte et s'est enfuie de chez elle !? Moi ! Moi ! Moi ! Moi ! "
Le détective prit sa tête entre ses mains. Ses yeux d'émeraude ruisselaient de pleurs. Il tremblait de colère et de douleur.
" J'ai... J'ai toujours été là...! J'ai toujours tout fait pour qu'elle soit heureuse... Mais je n'ai jamais eu droit à ces regards, à ces sourires qu'elle avait à la simple évocation de ton nom... Je me suis donné coeur et âme, mais elle t'a toujours préféré ! Alors que nous sommes pareils ! Alors que nous sommes jumeaux ! Alors que nous sommes siamois ! "
Ramenant le nourrisson de nouveau silencieux en travers de son torse, le jeune père se détourna de l'homme brisé et se dirigea vers la porte de l'édifice en ruines.
" De toute façon, " lâcha-t-il avec mépris en passant près de son frère, " qui voudrait d'une chose qui a renoncé à sa nature pour devenir un petit pantin tel que toi ? "
Folg ne dit mot, il ne tenta même pas de barrer encore le passage à cet entêté qu'il essayait de raisonner depuis des mois. Ayant retrouvé son calme apparent, il ramassa sa chevelure d'ébène et s'en para de nouveau.
Entre temps, Fang était arrivé au panneau moisi. Il ouvrit d'une main le passage, fit quelques pas et s'immobilisa. Devant lui, immobiles, perchées au sommet de chaque fontaine, cinq silhouettes obscures se découpaient sur le ciel scintillant.
Massive, sveltes, grandes et petite, toutes se tournèrent vers lui avant de bondir de leur perchoir de pierre et de venir à la rencontre du jeune père.
" C'est lui !? C'est lui !? C'est lui !? " S'excita la plus élancée des formes, arrivée la première.
" Bonne nuit à toi aussi, Tanya... " ironisa Fang en s'écartant un peu de la femme aux cheveux rose bonbon.
Les autres êtres rejoignirent leur comparse sautillante, le père les dévisagea un a un : un homme hâlé de plus de deux mètres, taillé en armoire à glace et aux cheveux verts dressés en pics; une femme quart moins grande, fine, portant un uniforme de police et aux grands yeux violets; un enfant en treillis gris et vert à la longue crinière rousse tressée en natte; une femme mure, presque entièrement dissimulée par une cape noire à col montant et un chapeau à bords larges duquel surgissaient çà et là quelques mèches blondes.
" Rud', Sylvia, Tony, Marg'... " énuméra Fang en leur adressant à chacun un signe de tête. " Tu as réuni toute la clique, à ce que je vois. " ajouta-t-il à l'adresse de Folg qu'il sentait se tenir dans son dos.
" Montre-le ! Montre ! Montre ! " pressa Tanya, essayant de se dégager de la poigne de son voisin qui l'empêchait de voler le nourrisson, " Lâche-moi Rudy ! "
" Calme-toi... " dit le colosse d'une voix grave et résonnante.
Fang regarda avec consternation la frêle jeune fille tenter de s'extirper de cette main unique qui retenait son cou tel un collier étrangleur.
" Mais lâche-miaaa ! " enragea-t-elle, " Tu veux t'battre !? Hein !? Tu veux !? "
" C'est cool. " pouffa le rouquin, ignorant par habitude son ainée déjantée, " Je suis plus le plus petit de la bande. "
" Et oui, " le félicita Marguerite dont le timbre clair contrastait avec la grosse voix de Rudolf qui se disputait calmement avec son amie survoltée, " notre famille s'agrandit. "
" LAAACHEUH-MIAAA ! "
" Et... " demanda Sylvia, haussant la voix pour se faire entendre malgré les cris de son amie, " Tu lui as trouvé un nom ? Tu vas venir vivre avec nous maintenant que tu as ce petit ange ? "
Fang ne répondit pas, jetant un regard lourd de sens à Tanya, bien trop bruyante à son goût.
" Rudolf Morgan Szevi ! Je te provoque en... ! "
" La ferme, Tanya ! " crièrent en coeur la policière et l'enfant.
La jeune femme cessa de gesticuler et, une fois que son gigantesque comparse l'eut relâchée, elle partit bouder près de Folg.
" Il ne veut pas. " dit alors ce dernier, " Il ne veut ni de notre aide, ni de cet enfant. "
" Pardon !? " s'exclama le groupe a l'unisson.
Le jeune père en avait plus qu'assez. La nuit lui avait déjà apporté bien trop de douleur et d'agacement. Il n'avait plus ni la force, ni le courage de défendre son droit à posséder cet être. Mais à quoi bon, finalement ? Il n'en voulait même pas. Il ne désirait en aucun cas voir plus longtemps cette abomination qui avait pris la vie de son Amour. Sa vengeance ne valait pas la peine de souffrir sa présence les décennies qu'il lui faudrait surement pour se trouver contenté du remboursement de sa douleur et de sa tristesse.
Sans dire mot, Fang reprit sa route. Passant devant l'enfant, il lui imposa son fils en le lui plaçant dans les bras et continua son chemin.
" Keuwa !? " s'indigna Tanya, " Tu lui donnes à lui !? Donnes-le moi, Tony ! "
" Jamais ! " répondit le rouquin d'un ton provocateur.
Tandis que Fang s'éloignait et que Tanya pourchassait son cadet, Sylvia s'était approchée du détective.
" Dis, Folgy... Il s'est passe quoi là-dedans ? "
" Son père ! " Résonna la voix de Fang.
Tous les regards se tournèrent vers lui. Arrêté à une dizaine de mètres du groupe, il se retourna et déclara :
" Son nom... Donnes-lui celui de son père. "
Folg sourit.
" Oui... Elle aurait surement aimé cela. "
" De qui tu parles ? " Interrogea l'enfant en treillis.
L'homme aux yeux d'émeraude prit délicatement le nourrisson dans ses bras et l'observa avec tendresse. Il la voyait encore à travers lui. Il avait ses yeux.
" Emilie... "
" Et son nom, alors ? " demanda Tanya en dévorant le petit être d'un regard émerveillé, " c'est quoi ? C'est quoi ? "
Folg caressa du doigt la joue du nouveau-né qui ne le quittait pas des yeux.
" William. William Roch. "
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