Temple perdu de Gjanajo, 27e jour de Sanfio, 1238

Scène plutôt habituelle, sous les frondaisons d'un arbre immense au cœur des ruines du temple de Gjanajo. La salle, dont on voyait à peine les fondations pavées sous une couche épaisse de mousse moisie, laissait entrer la froide lumière déclinante par de nombreux orifices pratiqués dans le plafond, marques du temps et de l'ancienneté du bâtiment mystérieux. Cette source lumineuse obligeait l'arbre plusieurs fois centenaire à élever ses branches bien haut, et qu'il eût survécu jusqu'à présent tenait à la fois du miracle et d'une opiniâtreté qu'on ne trouvait que dans la nature.

Scène plutôt habituelle donc, car un groupe de guerriers se préparait au combat.

Il y avait là Pipipopo, un joueur RP, guerrier surpuissant, invincible et immortel. Il était occupé à aiguiser la lame de ses deux cimeterres et de sa hache d'armes, et à vérifier sa cotte de mailles, son casque, son bouclier, et la quinzaine de dagues qu'il gardait à sa ceinture et en divers endroits que la décence interdit de nommer.

Une vieille connaissance était en train de s'apprêter également. Pangalorr, un ex-PK (mais l'inconstance des PKs était notoire), tuait le temps en attaquant les Prothèses Capillaires Mugissantes qui rôdaient autour de l'arbre. Le colosse barbu ne pouvait pas s'empêcher de taper sur S. Comme il le disait si bien : "Autant tuer le temps en tuant des trucs".

Plus sereins, deux ex-employés du Temple du Savoir devisaient tranquillement : Bomek', homme-grenouille vêtu pauvrement et armé d'un simple bâton, et un petit garçon du nom de Tiot*Gamin, équipé d'un lance-pierres.

Enfin, Gorn Valim, chevalier vêtu d'une armure de cuir jaune, complétait le groupe. Les autres attendaient qu'il ait fini de compter les potions de vie que son havresac contenait.

Gorn Valim - Quatre-ving-dix-huit, quatre-vingt-dix-neuf, cent ! Et une boisson pourpre, au cas où j'aurais une petite soif. Voilà ! Je suis prêt !

Pipipopo - Bien ! Nous allons pouvoir débarrasser Vesperae de cette engeance démoniaque !

Tiot*Gamin - Cooooool !!!! On va lui niquer sa race !!

Pangalorr - Pas trop tôt.

Bomek' - À l'assaut !

Gorn Valim - Organisons-nous d'abord, voulez-vous ? Il nous faut un minimum de tactique. Lvl all ? Je suis 40.

Pangalorr - 28.

Tiot*Gamin - 10.

Bomek' - 4.

Pipipopo - 1.

...

Gorn Valim - *soupire* Bon, j'ai compris, je passe devant. Restez derrière moi.

Le groupe franchit l'ouverture à moitié effondrée et parvint dans l'antre du funeste Demonhell. La pièce était spacieuse, et semblait bien entretenue. De hautes fenêtres s'ouvraient dans le mur nord, et diffusaient une lueur aveuglante ; le soleil se couchait en face de la falaise sur laquelle donnait cette partie du temple.

Pangalorr, Bomek' et Tiot*Gamin tentèrent de se cacher en se serrant derrière Gorn. Pipipopo, quant à lui, traînait la patte.

Pipipopo - Pouf, pouf... Attendez-moi !!!

Gorn Valim - Que se passe-t-il ?

Pipipopo - J'ai du mal à avancer... Je suis victime d'un sortilège de paralysie ! Un maléfice rôde dans cette pièce ! Ne sentez-vous pas la fatigue vous étreindre ? Ne sentez-vous pas votre cœur battre à tout rompre ? Ne sentez-vous pas la sueur perler sur votre visage ? Ne sentez-vous pas vos jambes flageoler ?

Pangalorr - Prout !...

Le chevalier jaune, la grenouille et le gamin se tournèrent vers l'ex-PK, perplexes.

Pangalorr - Hum, pardon, humour de PK.

Gorn Valim - Mouais. *à Pipipopo* Vous avez vraiment besoin de tout votre attirail ? C'est que ça doit peser lourd...

Pipipopo - Euh... C'est peut-être ça, en effet.

Pipipopo jeta l'un de ses cimeterres, sa hache d'armes et ses vingt-quatre dagues dans un bruit continu de ferraille.

Pipipopo - Vous croyez que j'aurai besoin de mon arbalète ?

Gorn Valim - Ah parce que vous avez aussi... ?

Pipipopo - Oui, une arbalète cachée dans ma manche, vous savez, on n'est jamais trop prudent, avec ces démons...

Gorn Valim - Ecoutez, vous pouvez pas prendre une simple dague et puis basta ?

Pipipopo - C'est que... Sans mes armes... Je me sens tout nu...

Pangalorr - Bon, il est où le boss ? *agite son épée à deux mains en larges moulinets*

Tiot*Gamin - Ouais, qu'on lui fasse la tête au carré !

Gorn Valim - Bonne question, tiens. Je m'attendais à le voir nous sauter dessus. C'est peut-être un effet de mise en scène.

... - Hi hi hi !

Gorn Valim - Oui, je pense que c'est ça.

Une explosion ébranla alors les murs, faisant tomber une fine pluie de poussière sur les cinq aventuriers. Un nuage de fumée apparut, faisant virevolter les rayons orangés du soleil couchant. Au milieu du nuage, les aventuriers distinguèrent un tiny déguisé en démon - à moins que ce fût un démon déguisé en tiny. Armée d'une fourchette, la créature apostropha le groupe.

Demonhell - Hi hi hi, bienvenue dans mon antre, aventuriers. Le gars en jaune, je l'ai déjà vu, et j'lui ai d'jà mis une raclée, hi hi hi. Mais pas les autres. Je me présente : je suis le Démon de l'Enfer, plus connu sous le nom de Demonhell - parce qu'en anglais c'est quand même plus classe.

Pangalorr - C'est quoi ce gribouillis pixellisé ?

Tiot*Gamin - On va en faire de la chair à pâtée !

Bomek' - C'est donc çâ, le fâmeux demonoël ?

Pipipopo - *encore occupé à se défaire de son équipement encombrant* Dites, l'armure de plates que je porte sous ma cotte de mailles, vous croyez que j'en aurai besoin ?

Demonhell - Hi hi hi ! De plus en plus présomptueux, les aventuriers qui passent ici ! Vous êtes trop habitués aux boss démesurés. C'est des clichés, tout ça ! Non, je suis le seul, le vrai, l'ultime boss intuable de Vesperae ! Je suis le futur ! L'avenir ! La modernité ! Aux oubliettes les boss trop grands pour tenir sur l'écran !

Pangalorr - Bon, on s'le fait ?

Tiot*Gamin - Ouais !

Bomek' - J'sais pâ, yâ kekchos' de pâ clair.

Pipipopo - Sinon, l'amulette que m'a donnée une demi-démone mi-elfe mi-sélésienne et qui me protège contre la calvitie, je peux la conserver ?

Gorn Valim - Bomek' a raison. Restez derrière moi. Je crois deviner ce qui va arriver.

Demonhell - Hi hi, le gars en armure jaune s'est renseigné avant de venir... Pas très honorable pour un chevalier...

Gorn Valim - *rougit dans son armure jaune* Et alors ? Je me prépare toujours soigneusement contre les boss. Vous parliez de cliché, ça n'en est pas un, un boss au bout d'un niveau ?

Demonhell - Hi hi hi... Pourquoi un seul quand on peut en avoir plusieurs ? Hi hi hi...

Gorn Valim - *à ses compagnons* Attention ! Restez près de moi ! Il va lancer un sort !

Demonhell - *lance une incantation* Kontrolcé !

Une intense lumière blanche jaillit de la silhouette de Demonhell, aveuglant les cinq aventuriers pendant une fraction de seconde. Mais rien d'autre ne se passa.

Bomek' - Coâ ! C'est tout ?

Pangalorr - On y va ! Yataaaaa !!!!

Tiot*Gamin - Ouééééééééééééééééééééééééé !!!!!

Bomek' - À l'attÂÂÂÂÂÂâÂâÂââÂâÂâque !!!

Pipipopo - Par Donblas ! Par Willanjis ! Par Danava ! Par Aariba ! *dépasse le groupe en caleçon, armé d'une simple dague*

Gorn Valim - Bon, ben... *dégaine son épée Valor* Taïaut !!!

Nos cinq héros couraient vers le petit Demonhell ridicule, quand celui-ci lança une autre incantation.

Demonhell - *très rapidement* Kontrolvé-kontrolvé-kontrolvé-kontrolvé-kontrolvé-kontrolvé-kontrolvé-kontrolvé-kontrolvé-kontrolvé !

Immédiatement apparurent d'innombrables clones de Demonhell qui se jetèrent sur les cinq aventuriers en poussant des rires stridents.

Gorn Valim - Attention !!!

Pangalorr - Yataaa !!!

Bomek' - Retraiiiiiiiiite !!!

Pipipopo - Par Brastos ! Par Vanilius ! Par Fulrullia ! Par Zandaros !

Tiot*Gamin - Bande de cacas !

Comme dans tout vrai combat, ce ne fut que confusion. Les clones de Demonhell sautaient en tous sens sans cesser de rigoler, et donnaient de terribles coups de tridents aux cinq aventuriers intrépides. Gorn parvenait à en tuer quelques-uns, mais la réserve des clones semblait sans fin. Lorsqu'on les frappait, les clones disparaissaient, et il semblait que d'autres arrivaient de nulle part. Pangalorr se débrouillait comme il le pouvait, mais il avait du mal à ajuster ses coups, plus habitué, en tant que PK, à essuyer des insultes qu'à entendre des manifestations de bonne humeur de la part de ses adversaires. Bomek' jouait de son bâton, et, par chance, le groupe avait pensé à faire un join commun, sinon l'homme-grenouille aurait fini par blesser un de ses comparses. Tiot*Gamin lançait des pierres sur les clones, et, s'il faisait mouche à chaque coup, cela ne semblait pas affecter les clones outre mesure. En revanche, ceux-ci devaient avoir une once de morale, étant donné qu'ils n'attaquaient pas le garçonnet. En revanche, ils s'acharnaient sur Pipipopo, lequel avait toutes les peines du monde à éviter les coups de fourchette. Trop occupé à consommer potion sur potion, il n'eut pas l'occasion d'assener le moindre coup. Le joueur RP en caleçon était fortement bouleversé, car les esquives grâce auxquelles il avait échappé aux agressions de démons puissants n'étaient pas très efficaces face à Demonhell. Il était obligé de ramper comme une limace, se traînant lamentablement vers l'entrée de la pièce, afin de fuir sans beaucoup de panache. Gorn, s'apercevant de la situation, s'interposa dans un élan chevaleresque. Comme à son habitude, le chevalier en armure jaune assenait des coups sans grande technique. À vrai dire, il se battait les yeux fermés. Mais il parvint à attirer l'attention des clones de Demonhell, qui bientôt négligèrent ses compagnons pour s'acharner sur lui.

Pipipopo, à bout de forces, réussit à atteindre son tas d'équipement. Il s'empara d'un cimeterre, se releva, but sa dernière potion et se retourna vers le combat qui se poursuivait au loin, bien décidé à sauver son honneur. Il baissa les yeux vers quelque chose qui se dressait entre lui et le reste de son groupe.

C'était Demonhell, qui le regardait en souriant.

Demonhell - Alors, on part sans dire au revoir ?

Le mini-démon donna brusquement un coup de fourchette. Pipipopo leva son arme pour parer l'attaque.

-KLANG-

La lame de son cimeterre se rompit en plein milieu ! Pipipopo ouvrit des yeux ronds, et plongea pour ramasser son autre cimeterre. Demonhell repartit à l'assaut.

-KLANG-

Le deuxième cimeterre se brisa en deux !

Pipipopo - C'est... C'est pas du jeu !

Il revint précipitamment vers son tas d'équipement et ramassa sa hache d'armes. Il se dressa fièrement vers le petit démon et, toujours en caleçon, l'apostropha en ces termes.

Pipipopo - Engeance démoniaque ! Suppôt de Demonio à la langue fielleuse ! Je te ferai rendre gorge, à toi et à tes sbires ! Tremble devant cette hache ! Il s'agit de "Gardienne de la Bienséance Linguistique et Morale", enchantée par Aariba en personne, trempée quatre-vingt-dix-neuf fois dans l'eau bénite du Temple de Vie, une hache incassable qui blesse profondément les démons ainsi que tous ceux qui font des fautes d'orthographe !

-KLANG-

Pipipopo - Flûte.

Demonhell - T'as besoin qu'on te calme, toi...

Le petit démon fit un geste avec son trident. Des pointes de celui-ci jaillit alors un éclair fulgurant, qui frappa Pipipopo en pleine poitrine ! Le guerrier en caleçon fut projeté à plusieurs dizaines de mètres en arrière. Quand il se releva, ses cheveux étaient dressés sur sa tête. Mais il récupéra vite ses esprits quand il vit Demonhell foncer vers lui, pointes de fourchette en avant.

Gorn, qui avait entendu le coup de tonnerre, s'était retourné et assistait à la scène, de loin, tout en continuant tant bien que mal à contenir les clones.

Gorn Valim - Noooonnnnn !!!!!

-PROTCH-

Demonhell planta sans plus de cérémonie son trident dans le torse de Pipipopo, allongé. Celui-ci était stupéfait.

Pipipopo - T'as... T'as... pas le droit de... me tuer... C'est... C'est... anti... R... -argh-

Demonhell - Hi hi hi ! Et d'un !

Bomek' - C'est lui ! C'est l'atlantique Demionelle ! Euh... Le vrai, coâ.

Tiot*Gamin - Faut lui faire la peau !

Pangalorr - Yataaaaa !!!!

Le chevalier en armure jaune, d'une secousse de ses épaules, se débarrassa des clones juchés sur lui et, ivre de rage, se précipita vers Demonhell.

Gorn Valim - Rhaaaaaa !!!!

Demonhell - Hi hi hi ! Un canari qui s'énerve !

Une fois encore, il fit un geste avec son trident et un éclair jaillit en direction de Gorn. Mais l'éclair manqua sa cible. Toujours souriant, Demonhell abaissa alors son arme et fonça vers le chevalier.

Le temps semblait s'être ralenti tandis que les deux adversaires se précipitaient l'un vers l'autre. On eût dit des retrouvailles amoureuses, n'étaient le sourire machiavélique de Demonhell et le rictus de rage qui déformait le visage de Gorn Valim.

Gorn leva son épée, préparant un formidable coup de taille.

Mais Demonhell esquiva l'attaque en sautant prestement en l'air. Il exécuta un salto avant (un mouvement typiquement démoniaque), et atterrit en plein sur le dos du chevalier déséquilibré.

À peine eut-il touché l'armure jaune qu'il se volatilisa dans un nuage de cendres.


À SUIVRE...